Panorama de la sculpture animalière des XIXe et XXe siècles, première partie

Introduction:

Le rapport de l'homme à l'animal durant les siècles précédents la révolution industrielle.

Paul Jouve (1878-1973), Les deux jaguars, 1948 Lithographie (détail)

Paul Jouve (1878-1973), Les deux jaguars, 1948 Lithographie (détail)

Avant d'aborder le vif de ce sujet, il me semble en effet important de survoler rapidement le rapport qu'entretient l'homme avec l'animal durant les siècles pré-industriels, ce qui permettra de mieux cerner la remarquable révolution entamée au XIXe siècle par les artistes en général et les sculpteurs en particulier dans leurs abords de l'animal.

Il ne s'agit pas dans cette introduction d'évoquer cette question sous l'angle artistique mais bien d'illustrer par quelques exemples comment l'animal est perçu par l'homme avant la révolution industrielle. Le propos n'est pas exhaustif, loin s'en faut, mais quelques illustrations s'avéreront utiles.

Le rapport de l'homme à l'animal a de tout temps été ambigu, complexe et de nature polysémique.

Plusieurs lectures donc au caractère symbolique dont l'homme a doté l'animal qui aura pour conséquence une ambivalence qui s'est exprimée de façons très diverses selon les époques, oscillant entre l'éloge et le blâme, comme pour le loup ou le renard.

Proche des rituels païens ou des divinités de la mythologie antique, comme peut en témoigner le mythe fondateur de Rome Rémus et Romulus, l'animal au haut et bas Moyen-âge est perçu avec encore plus de complexité.

Le loup dans le Bestiaire d’Aberdeen, vers 1200, Université d'Aberdeen, N° Ms.24, image (DR)

Le loup dans le Bestiaire d’Aberdeen, vers 1200, Université d'Aberdeen, N° Ms.24, image (DR)

En premier lieu, l'animal peut être perçu avec force méfiance.

Le loup en est un merveilleux exemple qui a remonté les siècles jusqu'à nous à travers notamment les contes d'un Perrault ou d'un Grimm. Après avoir été à l'honneur dans le monde antique, l'image du loup va se transformer durant le Moyen-âge.

Durant les siècles troublés du moyen-âge qui auront vu guerres, famines et épidémies se succéder, les morts étaient légions et les cadavres laissés sur les champs de bataille ou jetés à l'extérieur des remparts se trouvaient à la merci des charognards tels que renards, chacals, aigles et.......loups.

Ces derniers, en particulier durant les hivers rigoureux, se rapprochèrent alors des cités créant ainsi effroi et colère dans la population.

Ces comportements contribueront à transformer la représentation du loup dans l'imaginaire des hommes, nourrissant légendes ou folklores issus de civilisations plus anciennes telle que le Loup-garou ou créant superstitions ou croyances irraisonnées.

En atteste l'histoire de la fameuse bête du Gévaudan.

Anachronisme que j'utilise à escient et que j'espère vous m'excuserez tant il permet de bien illustrer le propos.

Reconstitution contemporaine de la bête du Gévaudan (DR)

Reconstitution contemporaine de la bête du Gévaudan (DR)

Au XVIIIe siècle, en 1765, sévit en Lozère un animal non identifié s'attaquant tant aux bêtes qu'à la population et décrit par ses contemporains comme un monstre terrifiant velu et griffu.

Semant la terreur dans la région pendant plus de deux ans, le fait divers devient national alertant ainsi le roi Louis XV. Ce dernier, devant l'ampleur que prend cette affaire, nous parlons ici de 200 à 400 attaques selon les sources, décide alors d'envoyer ses meilleurs louvetiers afin d'organiser d'immenses battues. Ces derniers s'en vont chasser de gros loups, car il ne fait aucun doute dans l'esprit des gens que la bête soit de cette espèce animale. Un des louvetiers, Jean Chastel, est finalement déclaré avoir officiellement tué la bête de Gévaudan, un loup de 65 kilos.

La dénomination spécifique de louvetier pour les chasseurs de loups est significative, de même que la présomption immédiate que la bête se devait d'être un loup.

Les attaques se poursuivront mais la raison politique étouffera toute velléité de contredire la version officielle, celle d'une intervention royale promptement menée.

La question restera toutefois ouverte et de nombreux débats agiteront les passionnés durant plus de deux cents ans.

Ce n'est que récemment qu'un journaliste chevronné développe une nouvelle théorie basée notamment sur les rapports d'autopsies et témoignages de l'époque, dont ceux écartés, revus à la loupe des plus récentes technologies.

Il dresse le portrait d'un animal effrayant, croisement entre un chien de combat romain, véritable molosse extrêmement belliqueux, et un loup sauvage typique de la région. Voila qui serait l'explication d'une agressivité envers l'homme peu caractéristique du loup, car il est établi aujourd'hui qu'il n'est pas dans la nature de ce dernier de  s'attaquer à l'homme.

Autre angle de perception de l'animal par l'homme : celui de la hiérarchie :

La foi chrétienne médiévale va introduire une hiérarchie quasi immuable non seulement entre l'homme et les animaux mais également entre les animaux eux-mêmes.

Et si l'animal est primordial dans la lecture religieuse du monde, le lien qu'il entretient avec l'homme demeure caractérisé par un rapport de soumission :

Dieu crée l'animal mais c'est Adam qui les nomme et en les nommant impose une soumission et donc une hiérarchie : nommer c'est le signe fondamental de l'autorité.

Mais cette hiérarchie, qu'il convient de nuancer, ne contrevient pas à un autre aspect fondamental : le rapport qu'entretient l'homme et l'animal à l'époque est bien plus étroit que celui que nous vivons aujourd'hui. Une communauté des êtres vivants qui prend toutefois des apparences qui peuvent nous sembler bien insolites, comme les procès des animaux.

Affaire de la truie anthropophage de Falaise en Normandie, 1387, Gravure  Images (DR)

Affaire de la truie anthropophage de Falaise en Normandie, 1387, Gravure  Images (DR)

Évoquons la célèbre exécution de la truie anthropophage de Falaise en Normandie, procès le mieux documenté de tous les jugements d'animaux dont on a gardé la trace. Nous sommes en 1387, et, à l'époque, les cochons déambulent encore librement dans les rues jouant ainsi le rôle d'éboueurs. Un jour, une truie renverse un nourrisson mal surveillé et commence à le dévorer. Le nouveau-né succombe et la truie est conduite au tribunal et condamnée à mort : elle est habillée avec des vêtements de femme, pendue puis brûlée.

Le maître quant à lui sera dans le pire des cas condamné à effectuer un pèlerinage pour n'avoir pas bien surveillé ses bêtes.

Un exemple permettant de montrer que les animaux étaient alors considérés comme responsables de leurs actes, dotés d'une conscience morale, ce qui n'est sans doute pas dénué d'une certaine projection anthropomorphe.

A tel point même qu'on a pu lire dans les minutes d'un procès qui eut lieu en Bourgogne quelques années plus tard, procès impliquant une truie et ses porcelets, que le greffier avait noté :

La truie avait avoué : « qu'elle avait fait quelque chose comme grrr grrr, elle a reconnu qu'elle était coupable ».

Il est à noter que 90 % des procès impliquaient des cochons. Différentes raisons à cela, une raison pratique d'abord liée à la nature vagabonde du cochon. Le cochon déambulait en effet librement à la ville comme à la campagne, occasionnant ainsi de nombreux accidents, ce malgré un édit royal datant du XIIe siècle interdisant une telle liberté de mouvement. Michel Pastoureau avancera également une raison symbolique liée à la parenté génétique qui existe entre l'homme et le cochon : cousinage dont l'homme aurait déjà conscience à l'époque et ce, depuis l'antiquité, non pas en terme de génétique bien sûr, mais déjà en terme de similarités biologiques.

Ces procès dont l'issue pouvait revêtir différentes formes, de la torture à l'acquittement en passant par l'exorcisation de dauphins ou l'excommunication d'insectes par contumace reposent sur l'idée d'une communauté des créatures de Dieu. Les hommes et les animaux étaient considérés comme faisant partie d'une seule humanité régie par l'église.

Manticore dans le Rochester Bestiary vers 1230, British Library, Royal MS 12 F. xiii, image (DR) 

Manticore dans le Rochester Bestiary vers 1230, British Library, Royal MS 12 F. xiii, image (DR) 

Mais les animaux étaient également porteurs de symboliques. Que ce soient les animaux réels ou fantastiques telles que les manticores (corps de lion, visage d'homme et queue de scorpion), les licornes ou les dragons, ils faisaient tous, dans l'esprit des hommes de l'époque, bien partie du réel, les animaux fantastiques demeurant alors dans les confins d'une géographie encore mal connue.

Les animaux réels ou fantastiques, qui constituaient donc une seule entité, ainsi que représentés dans les livres d'heure ou les bestiaires médiévaux (qui regroupent toutes les fables ou morales liées à la bête) étaient alors les vecteurs d'un message, le miroir du monde.

Cette symbolique chrétienne qui avaient besoin de soupapes, prenait alors des aspects polysémiques.

La symbolique pouvait prendre en effet un sens tantôt négatif, tantôt positif, tantôt les deux tel que le lion ou la licorne. Cette dernière que l'on associe à la dualité de l'être humain symbolise la pureté. Elle est l'attribut des vierges qui seules peuvent s'en approcher, sa corne a notamment le pouvoir de purifier l'eau ou les liquides, mais l'animal demeure un animal sauvage et n'est donc pas exempt d'une certaine forme de férocité.

La dame à la licorne, la vue, entre 1484 et 1538.Musée national du Moyen Âge, Musée de Cluny, Paris, n. Cl. 10831-10836, Image  (DR)

La dame à la licorne, la vue, entre 1484 et 1538.

Musée national du Moyen Âge, Musée de Cluny, Paris, n. Cl. 10831-10836, Image  (DR)

Cette polysémie renforce l'ambivalence existant dans le rapport entre l'homme et l'animal qui n'est alors pas dénué de tendresse.

Jusqu'au XVIIe siècle, le rapport demeure donc ambigu, hiérarchique, nécessaire, tendre, méfiant, symbolique, imagé ou superstitieux, mais toujours considéré dans son rapport à l'homme, à Dieu ou au monde. Mais jamais jusqu'alors l'animal n'est vu ou observé pour lui-même.

Si la tendance s'inverse dès le XVIIe siècle avec les découvertes anatomiques, la modification des marges géographiques grâce aux voyages, ou la remise en question de la communauté des créatures de Dieu par la théorie de l'animal-machine de Descartes, ce n'est vraiment qu'au XIXe siècle que la façon de considérer l'animal va réellement changer.  

C’est ce que nous aborderons dans les deux prochaines newsletters.

Une nouvelle perception de l’animal se dessine en effet à partir du XIXe siècle, à travers notamment l’exploration de l’anatomie et du mouvement de l’animal liée à une récente accessibilité des espèces animales notamment exotiques, ce que je développerai dans le prochain épisode.

Lorraine Aubert