L’inhumaine de Marcel L’herbier 1924: Une aventure humaine

- Alerte Spoilers -

La semaine dernière, l'épisode 1 de la saison 3 décrivait le bal des matières organisé en 1929 par les mécènes Charles et Marie-Laure de Noailles. Bal qui fut l’exemple même de la consécration de l’art total, de la création d'un espace visuel où chaque intervention compte à part égale.

La salle à manger d'été transformée en scène éphémère, image (DR)

La salle à manger d'été transformée en scène éphémère, image (DR)

Peintres, sculpteurs, décorateurs-ensembliers, musiciens, danseurs, poètes, architectes, acteurs, metteurs en scène, couturiers... participèrent tous, sans hiérarchie des «genres», à la création d'un grand œuvre financé ici par la générosité et les idées novatrices d'un couple de grands mécènes qui en créèrent un art de vivre.

Projet de l'affiche du Film réalisé par Fernand Léger, 1923. image (DR)

Projet de l'affiche du Film réalisé par Fernand Léger, 1923. image (DR)

Cet abolissement de la hiérarchie des arts est probablement l’une des vertus de l’Art déco dont l’inhumaine de Marcel l’Herbier se fait également le porte-parole.

Chef d'oeuvre de l'Art déco, et je pèse le mot, le film de Marcel l'Herbier est un merveilleux exemple de cette époque de l'entre-deux-guerres où jamais depuis le siècle des Lumières, la société ne s’est retrouvée si près des artistes.

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Et l’inhumaine réunit en effet les plus grands de toutes les disciplines artistiques:

Robert Mallet-Stevens, Pierre Chareau et Michel Dufet pour l’architecture et le mobilier.

Le boudoir. Images (DR)

Le boudoir. Images (DR)

Jean Dunand pour les laques.

Joseph Casky pour les sculptures.

Fernand Léger chargé de l’intérieur du laboratoire d’Einar Norsen.

Alberto Cavalcanti chargé du banquet.

Claude Autant-Lara, le jardin d'hiver et la chambre funéraire.

Le jardin d'hiver, image (DR)

Le jardin d'hiver, image (DR)

Jean Poiret pour les robes, textiles et costumes.

Raymond Templier pour les bijoux.

René Lalique, Jean Luce et Jean Puiforcat pour les objets en verrerie et orfèvrerie.

Georgette Leblanc (soeur de Maurice Leblanc) et Jacques Catelain comme acteurs principaux.

Djo-Bourgois pour les affiches.

Jean Börlin et les ballets suédois pour la chorégraphie et la danse.

Les ballets Suédois, détail , image (DR)

Les ballets Suédois, détail , image (DR)

Darius Milhaud pour la musique.

Bref un casting inédit de talents qui tous contribuent à faire de ce film un prologue à l'Exposition Internationale des Arts Décoratifs de 1925 dont le style Art déco tire son nom.

La demeure, image (DR)

La demeure, image (DR)

Entre conte de fées et science-fiction, l'histoire commence dans une grande demeure huppée où Claire Lescot, cantatrice énigmatique adulée, reçoit ses prétendants. Tous grands hommes de pouvoirs, politiciens, hommes d'affaire millionnaires, Maharadjahs, révolutionnaires russes, scientifiques, aucun ne trouve grâce à ses yeux et la belle se joue de leurs atours, telle une femme fatale insensible et.....inhumaine.

Claire Lescot, image (DR)

Claire Lescot, image (DR)

Einar Norsen, jeune savant, fou d'amour pour Claire Lescot, est repoussée par cette dernière. Au bord du désespoir, l'éconduit quitte la soirée dans sa voiture de course (de l'époque !) et se jète du haut des falaises surplombant la ville.

La belle est bouleversée et prise de profonds remords ...

Ainsi, le jeune Einar, qui a en réalité simulé son suicide, réussit par cette supercherie à réveiller la sensibilité et les sentiments de Claire Lescot.

Jacques Catelain, image (DR)

Jacques Catelain, image (DR)

Et l'amoureux conquiert la belle qu'il emmène dans son laboratoire futuriste à la découverte de ses inventions humanistes, et l'accompagne ainsi dans la restauration de sa foi en l'humanité et de la sienne dont les innovations techniques se font l'écho.

Image (DR)

Image (DR)

Pour expliquer les moyens mis en œuvre, autres que le casting déjà évoqué, relatons cette scène où la cantatrice doit se produire sur la scène du Théâtre des champs-Elysées.

Nous sommes le lendemain du supposé suicide de Einar Norsen, la salle est comble frémissant des murmures du scandale. Le public est électrique, une partie attisée par le révolutionnaire russe, également éconduit et réclamant vengeance à travers l'humiliation de la cantatrice. Le public, scindé en deux camps, pour ou contre la cantatrice, se lève alors pour s'affronter dans une rage explosive.

Pour tourner cette scène incroyable, il aura fallu 10 caméras déployées autour du parterre, faire appointer 2000 personnes venues du monde du cinéma ou de la bonne société, tous en tenue de soirée, pour jouer cette audience indomptable.

Audience dont il est dit que Erik Satie, Pablo Picasso, Man Ray, Léon Blum, James Joyce, Ezra Pound et...le prince de Monaco en aurait fait partie.

La voix de Claire Lescot, s'élevant au delà du brouhaha, finira par calmer les ardeurs de tous et se faire applaudir en standing ovation.

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L'inhumaine devenue humaine, fil rouge de la narration, n'occulte cependant pas la satire présente dans le film, satire d'une élite fermée sur elle-même:

La demeure est présentée comme un château imprenable qu'on ne peut atteindre qu'après avoir traversé d'interminables chemins boisés impersonnels.

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Le personnel est masqué, sourd et souriant comme pour nier leur droit à l'expression.

La porte de la demeure, réalisée par Robert Mallet-Steven, image (DR)

La porte de la demeure, réalisée par Robert Mallet-Steven, image (DR)

La porte de la demeure, réalisée par Robert Mallet-Steven, image (DR)

La porte d'entrée monumentale dessinée par Mallet-Stevens rappelle l'immensité et la démesure des palais.

La salle à manger spectaculaire est présentée comme une île entourée d'eau dans lequel nage des cygnes. (cf. image supra)

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Le contraste de la paysanne, nommée l'innocente, qui croise dans son chariot tiré par un âne, le bolide furieux de Einar quittant la demeure...

Maquette du laboratoire de Einar, crée par Fernand Léger, tirage d'époque, image (DR)

Maquette du laboratoire de Einar, crée par Fernand Léger, tirage d'époque, image (DR)

Ces scènes, dont le brio cinématographique, technique, créatif, artistique se passe des mots et des dialogues, répondent à un sens de l'image qui était plus prégnant à l'époque des films muets où la narration était moins valorisée.

Fabuleuse expérience cinématographique parue la même année que le Manifeste (du surréalisme) de André Breton, l'inhumaine est aussi l'apologie de la modernité.

Expérimentations visuelles , prouesses techniques, avant-gardisme artistique, mais plus encore, liberté.

Fernand Léger s'affranchit de son support habituel et crée, invente un laboratoire complètement futuriste, ode à la science et la technologie.

L'intérieur du laboratoire de Einar, crée par Fernand Léger, image (DR)

L'intérieur du laboratoire de Einar, crée par Fernand Léger, image (DR)

Si on y retrouve le mécanisme cher à Fernand Léger, qui n'est pas sans rappeler ici la mécanique des montres avec notamment le balancier, l'artiste utilise l'espace pour réaliser une œuvre à plusieurs dimensions «qui s'animent comme une symphonie de travail». Plusieurs lectures donc mais qui répondent à la même intention innovatrice et visuelle.

Marcel l'Herbier multiplie les plans à une vitesse parfois vertigineuse, chacun apportant à la narration un élément nouveau assurant toute la puissance évocatrice au film et définissant cette esthétique si moderne, renforcée par l'utilisation de teintes différentes selon les plans.

La partition du jeune Darius Milhaud accompagne en musique chacun des plans. La juxtaposition des plans musicaux aux plans cinématographiques, la répétition rythmique des images et l'usage intensif de la percussion caractérisent également la nouveauté et servent la modernité du film.

LA TSF inventée par Einar, image (DR)

LA TSF inventée par Einar, image (DR)

Remercions enfin le personnage d'Einar, lequel invente, dans le film, la TSF, ultime symbole de son don à l'humanité. Il l'offre à Claire Lescot afin qu'elle se produise devant le monde entier, pour qu'

« Elle voyage sans bouger à travers l'espace aboli, à travers la joie et la douleur des êtres »

Merveilleux témoignage d'humanité.

Et si l’effervescence de cette époque ne résistera pas à la tempête économique venue du seul pays occidental épargné par le conflit, ce témoignage traversera la période troublée qui s'ensuivit et est toujours d'actualité.

Comme est toujours d'actualité cette aventure humaine, cette recherche de rendre l'inhumain humain tel l'écran-titre du film.

Lorraine Aubert