Carlo Scarpa et Venise, Dialogue entre l'ancien et le moderne.

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La sérénissime, simple vocable soulignant la souveraineté de la république de Venise? 
Certes, mais aussi évocation de la puissance de la cité, de sa charge historique, de son unique situation géographique et donc politique. 
Cité des doges mais également cité de l’eau, cité des courbes auréolée de mystères, ayant farouchement préservé le secret ancestral de la fabrication du verre, et dont les intérieurs ne se laissent point pénétrer par l’œil indiscret à moins d’y avoir été  instamment invité. 

Voir et se laisser voir, selon ses propres termes bien sûr, alliance subtile qui pourrait être le credo de la cité dont l’architecte Carlo Scarpa, né à Venise, semble en avoir une compréhension innée. 

Venise se mérite et à l’heure où les monstres aquatiques infatigables que sont les navires de tourisme déversent une foule quotidienne arpentant la cité comme un exercice physique plutôt que de style, il y a toujours la place pour la découverte, le mystère, les recoins riches en enseignements historiques ou architecturaux. 
Pour ceux du moins que l’appétence pousserait un peu plus loin des sentiers battus. 

En tant que femme professionnelle de l’art, je ne peux qu’être touchée par cette Venise secrète, celle de derrière les alcôves qui ne se découvre qu’à la force d’une curiosité renouvelée et que Carlo Scarpa nous révèle en partie. 

A contrario du projet avorté de l’édification du Mémorial Masieri par Frank Lloyd Wright qui aura fait couler tant d’encre dans les années 50 (cf épisode 8), Carlo Scarpa saura gagner les faveurs des partisans du conservatisme architectural. 
Il est intéressant de noter que c’est justement Scarpa qui en modifiera radicalement l’espace intérieur, partiellement du moins, à la fin des années 70, non sans quelques déboires administratifs pourtant, et sans modifier la façade extérieure qui conserve encore aujourd’hui son dessin d’origine.

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Fondation Masieri, Salle Principale, rez-de-chaussée, Venise, 2017
 

Ce fervent partisan de la modernité ne pouvait qu’approuver les instances architecturales d’un Frank Lloyd Wright, mais Venise, à l’inverse des projets de ce dernier, saura mieux apprécier la sensibilité du vénitien et sa compréhension de traditions jalousement préservées. 

Ses travaux architecturaux majeurs, il ne les réalisera majoritairement qu’après-guerre. Avant-Guerre, c’est l’île de Murano qui sera le principal théâtre de sa verve créatrice, déjà élaborée et profuse.
De 1926 à 1932 il travaillera pour Capellin, verrerie d’art à Murano avant de devenir directeur artistique de Venini de 1932 à 1947. 
Laboratoire expérimental, tant au niveau technique que formel, Scarpa y déclinera l’ensemble des aspects qui créeront le vocabulaire de ses projets architecturaux. Son travail ininterrompu pendant 15 ans avec Paolo Venini nourrira une collaboration fructueuse qui assurera à l’artiste un cadre propice à l’élaboration de formes, couleurs et techniques innovantes.

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Murrine Opache, Plat creux (DR)  
 

La difficulté de maîtrise du verre offrira à Scarpa un terrain d’expérimentation sans nul autre pareil. 
Lui dont Venini ne refusera aucun projet, à l’inverse d’autres artistes, sera d’une remarquable ingéniosité. Sa compréhension du matériau et des secrets de fabrication, aiguisée par une présence assidue auprès des fours de la verrerie et une complicité jamais démentie avec les souffleurs et techniciens du verre, lui permettront de décliner avec une variété infinie un savoir-faire lié aux arts du feu et repousser ainsi les limites de techniques anciennes pour se réapproprier leurs contraintes. 

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Carlo Scarpa (à droite) avec le verrier Arturo Biasutto dans les ateliers Venini,
Murano 1943, Archivio Storico Luce (DR)

 

Cette capacité d'innovation était si étonnante que tous les deux ans, il était en mesure de présenter de nouvelles pièces à la Biennale de Venise, ce qui permettra de mesurer l’ingéniosité de l’artiste et le nombre de prouesses techniques dont il aura été le pionnier. C’est également à travers cette unique capacité à réconcilier passé et présent que Scarpa participera à sa manière à prolonger le mythe ancestral d’une fabrication inimitable du verre.
Ainsi à Murano, Scarpa y apportera un radicalisme de forme, d’esthétique et d’innovation technique mais dans le respect d’une tradition ancestrale du verre. Que ce soit à travers la révolution technique ou stylistique ou la réappropriation d’une technique ancienne, la main du maître est visible tout autant dans les couleurs, les formes, les textures et la qualité d’exécution et Scarpa redéploiera ce langage dans ces œuvres architecturales.

On y retrouve en effet cet équilibre remarquable entre innovation et préservation, cette tension salutaire entre convention et radicalité. 

Que ce soit la rénovation et modification des galeries de l’Accademia, du Musée Correr à Venise, de la fondation Querini Stampala, du magasin Olivetti, place Saint-Marc avec cet étonnant tesserae en verre, l’aula Mario Baratto de l’université ca’Foscari ou encore le Musée des offices à Florence ou évidemment le musée du Castelvecchio à Vérone, Scarpa appliquera et affinera ses principes: effets de transparence et de réflexion (dans le sens de reflet), détail et clarté historique, alliance unique de matériaux. 

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Olivetti, exemple de tesserae en verre, Venise (DR) 

Sa première préoccupation dans la création d’une œuvre est sa clarté historique. 
Ce concept qui prédomine ses restaurations ou réaffectations architecturales  s’entend par « expliquer l’histoire par la juxtaposition des fragments »
Ce principe de juxtaposition, divers matériaux et diverses époques historiques, placés les uns à côtés des autres mais séparés, permet un dialogue, linéaire ou non, entre passé et présent, entre conservation et radicalité. 
Cassures et ruptures (failles, séparations) viennent intégrer ce dialogue pour en accentuer les effets. Scarpa introduit alors ce phénomène disruptif dans son œuvre pour forger une identité visuelle dominée par la décomposition de l’espace par plans ou les irrégularités géométriques. 
Ceci faisant, l’architecte réintègre le passé dans la modernité du présent pour recréer un autre tout. Une mise en œuvre intemporelle.

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Musée du Castelvecchio, Vérone (DR)

Cette préoccupation explique par ailleurs en partie l’intérêt d’un Scarpa pour la réhabilition, la rénovation ou la réaffectation de bâtiments historiques tels que Musée plutôt que l’édification de nouveaux bâtiments, ce en dehors du fait que Venise se prête mieux au premier exercice qu’au second. 

Sa façon d’aborder le matériau vient également enrichir son répertoire esthétique et architectural. Alliant le précieux et lisse ou lustré (marbre, verre, travertin, pierre ou laiton poli, ou encore bois précieux) au métal ou ciment brut, Scarpa passera en effet maître dans les contrastes de textures qui feront notamment sa marque. 

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Détail de matériaux (DR)

 
Le stucco lucido en est bel exemple qui de simple plâtre prend la noble apparence d’un marbre lustré sous la main de l’artiste. 
Il est difficile d’aborder l’œuvre de Scarpa sans mentionner son apport unique dans la muséologie ou « l’expographie » comme certains le théoriseront notamment à travers la création du concept de tiers de médiation, c’est à dire « le support, la pièce intermédiaire, l’interface qui permet de présenter, d’exposer une œuvre ou un un objet ». L’œuvre non plus vue comme élément détaché de son environnement, ni subordonné à lui, mais en conversation. Ou comment scénographier l’objet dans un espace lui-même redéfini. 

Chaque détail doit répondre à l’unité du lieu et le détail compte autant que l’harmonie de l’ensemble, le microcosme autant que le macrocosme. 

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Exemple de tiers de médiation (DR)


Son implication dans la muséologie représente la mise en application des plus claires de ce principe. 
Une citation de Franco Albini, architecte désigner contemporain de Scarpa permet de bien saisir sa démarche: 
« L’objectif des expositions, dans le domaine culturel contemporain, est de faire comprendre au public que les œuvres exposées, qu’elles soient anciennes ou modernes, appartiennent à l’actualité de notre vie, à une culture vivante ».
Si cette citation concerne la muséologie, elle peut s’appliquer à l’art de façon plus général. 
Les oeuvres appartiennent à l’actualité de notre vie ? 
c’est un supposé que je souhaite faire mien. 
L’art est en effet vivant, quotidien, complet et peut s’apprécier sous tous les angles, reste à chacun le pouvoir de choisir le sien. 

Et pour laisser le dernier mot à l’architecte du détail: 
« If the architecture is any good, a person who looks and listens, will feel his good effects without noticing ».