Franck Lloyd Wright et Venise

Le site de Venise, entre plaines alluviales et lagune est l’un des plus exceptionnel au monde et certainement un des plus hostile à l’édification d’une cité.

Les défis posés par sa construction et sa préservation face aux éléments font partis intégrante des caractéristiques de la Ville.

Depuis les difficultés de l’assèchement des marais et l’acheminement des matériaux lors de sa création, aux défis environnementaux actuels, la Sérenissime a toujours semblé être en lutte contre son environnement.

La conservation de la Cité a toujours été un sujet primordial pour les vénitiens, doit-elle évoluer? se développer? ou se concentrer à préserver son capital historique exceptionnel?

Un épisode déjà lointain nous rappelle que ces problématiques ont déjà été posées: 

Il s’agit du Projet du Mémorial Masieri, Palazzo dessiné par Frank Lloyd Wright en 1952 et qui face à une opposition violente ne fut jamais édifié.

Son histoire est riche d’enseignements, tant esthétique que politique.

 

Le Ca' Masieri (à gauche) accolé au Palazzo Balbi, de nos jours

Le Ca' Masieri (à gauche) accolé au Palazzo Balbi, de nos jours

Le mémorial Masieri

Angelo Masieri, natif de Frioul en 1921, étudiait l’architecture à Venise, université extrêmement réputée et progressiste qui diffusait les théories de Le Corbusier et de l’architecture organique de Wright à l’époque ou Mussolini faisait édifier des bâtiments rationalistes dans toute l’Italie.

Angelo Masieri étudia auprès de Carlo Scarpa dont il devint proche.

Le père de Angelo, Paolo, puissant industriel, acquis un Palazzino pour son fils à Venise. Situé sur le grand Canal, en face du Ca’Pesaro, l’acquisition du palazzino, qui était bâti en brique, était destiné à faciliter les études de son fils. 

Angelo dont le travail et la renommée grandissait approcha Wright afin d’édifier un bâtiment en lieu et place du Palazzino. Peu après, Angelo fut emporté par un accident.

Son épouse et sa famille décidèrent de mener à bien le projet, en sa mémoire, mais également au profit des jeunes étudiants de l’université, un étage leur étant destiné comme résidence et atelier.

Memorial Masieri, une des version du projet (DR)

 Le projet vénitien de Wright est remarquable en tous points:

Une intégration organique dans la ville, fidèle à ses principes: une façade à la vénitienne mais adaptée à un édifice de cette taille, pas de monumentalité ni de théâtralité imposante, une façade accueillante:  deux étages, une mezzanine, une terrasse fleurie et un belvédère.

La casa Masieri occupe un espace triangulaire. Ce qui pouvait être considéré comme une contrainte, offrait ici à Wright la possibilité de travailler avec les formes qu’il appréciait:

L’architecture d’habitation de Wright est souvent posée autour d’un axe central, d’où rayonnent les volumes sous forme d’hexagone (Usonian House) ou d’octogone (Prairie House).

L’angle droit n’était en effet pas sa géométrie préférée: « cinq lignes quand trois suffiraient, c’est toujours de la stupidité » notait Frank Lloyd Wright.

Memorial Masieri, rendu contemporain d'une version du projet (DR)

Memorial Masieri, rendu contemporain d'une version du projet (DR)

Les palais se déroulant le long du grand Canal ne se dévoilent et ne s’apprécient véritablement qu’à un rythme spécifique: celui de la navigation lente.  Cette navigation fait naître divers sentiments: admiration, surprise, jalousie…

Avec cette conscience et dans la plus pure tradition vénitienne, Wright choisira pour la façade le marbre veiné et le verre de Murano.

L’édifice semble sorti de l’eau comme issu de son environnement, naturel et urbain : « elle surgira de l’eau, comme une gerbe de grands roseaux, qui se verront en dessous de la surface de l’eau elle-même » Sergio Bettini.

Magistrale synthèse entre les principes organiques de l’architecture de Wright et la spécificité de Venise où chaque palais ne s’apprécie pas seulement par lui-même mais dans la continuité de la Ville et de son rythme.

Memorial Masieri, crayon sur papier, 1953, the Frank Lloyd Wright Foundation (DR)

Memorial Masieri, crayon sur papier, 1953, the Frank Lloyd Wright Foundation (DR)

En mai 1953, L’institut National de l’académie américaine des Arts et des lettre consacra une exposition à l’oeuvre de Wright. A cette occasion une interview fut publiée par le New York Times. Wright enthousiaste y mentionna son projet vénitien, le rendant à cette occasion publique. L’article réveilla immédiatement l’hostilité des autorités vénitiennes:

Un projet présenté à New York, par un architecte américain, commandité par une famille de Frioul en vue de la construction d’un bâtiment « moderne » sur le Grand Canal proche de l’Accademia. Les éléments de la polémique étaient tous réunis.

La destination de l’ouvrage: un hommage à un jeune architecte italien et un bâtiment pour les étudiant vénitiens fut vite oublié.

La polémique enfla et devint internationale, 

Le bâtiment eu ses défenseurs tel de Carlo Scarpa, Bruno Zevi ou le critique Sergio Bettini et ses détracteurs italiens, comme Roberto Panini et étrangers comme Ernest Hemingway.énéré par l’implication grandissante des Etats-Unis dans la politique et l’économie italienne d’après-guerre.

article-wright

Il est curieux de contester la légitimité de Wright - car non-vénitien- à construire dans Venise; La Sérénissime a, depuis sa création, fait travailler des architectes venus de toutes les nations et de tous les horizons: gothiques, roman, baroque…. finalement chaque bâtiment dans Venise efface son individualité plastique pour s’intégrer dans un tout, l’ensemble des façades ne formant plus qu’une séquence, comme l’exposera plus tard Sergio Bettini.

Wright avait bien compris ces spécificités et souhaitait ériger un bâtiment qui donnait « l’impression d’avoir toujours été là » comme l’écrira Sergio Bettini.

Les opposants se défendront que le talent ou le génie n’est pas la question: « aucun étranger (…) n’est jamais parvenu à y prendre racine (…) parce qu’il est nécessaire de vivre Venise dans sa chair et de l’adorer » (Roberto Panini). Selon lui, Les qualités du vénétianisme sont exclusivement compréhensibles aux vénitiens.

En 1955, après deux ans de polémique enflammée, la commission vénitienne des bâtiments s’opposera à la construction du projet de Wright.

Finalement dans le contexte des années cinquante, celle d’un tourisme en pleine augmentation, des rénovations et extensions tout azimut: la gare de Santa Lucia, les hôtels Bauer, Danieli…. , les deux conceptions s’opposant ne se résument-elles pas à l’idée que l’on se fait de Venise, une capsule dans le temps, un musée à l‘échelle d’un ville, figée et destinée seulement à accueillir le touriste ou une ville à l’intelligence ancestrale, sachant faire fi de son environnement et toujours capable d’assimiler et de sublimer les influences extérieures.
Il est paradoxal que la ville puisse s’opposer à la construction d’un petit palazzo de trois étages, vénitien dans l’âme, pour autoriser quelques années plus tard l’accès de la ville à de gigantesques immeubles flottants.

Frank Lloyd Wright et Bruno Zevi à Venise vers 1951 (DR)

Frank Lloyd Wright et Bruno Zevi à Venise vers 1951 (DR)

Le mot de la fin revient à Frank Lloyd Wright
« J’aime Venise et en dessinant le Palazzo, j’ai essayé de montrer cet amour pour la culture de Venise et non de m’immiscer en elle. En tant qu’architecte, j’espère que Venise sera capable de se sauver elle-même des touristes. »

Bruno Jansem