Le design coréen: le paysage contemporain et ses sources, un exemple: Bae Sejin

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Les sources

Séoul s’est imposée ces dernières années comme l’une des capitales internationales du Design, de l’artisanat et de la mode, révolution culturelle unique, corollaire d’une croissance dite miraculeuse. 

Ce développement extraordinaire du tissu industriel et économique sud-coréen dans les années 60 à 90 permet l’émergence d’un graphisme coréen qui n’est alors connu du grand public qu’à travers l’industrie automobile ou High-Tech, portée par des marques telles que Huyndai ou Samsung, en tête. 

Le dit Samsung financera d’ailleurs en 1992 l’ouverture d’une galerie consacrée aux arts coréens au Musée Victoria & Albert à Londres.

Mais en dehors de ces quelques rares exceptions, les objets et le mobilier connaitront quant à eux un processus d’identification plus lent et n’ont commencé à sortir de leur frontière que très récemment grâce, notamment, à des initiatives telles que l’exposition « Korea Now ! Craft, design, mode et graphisme en Corée» organisée en 2015 au Musée des Arts Décoratifs à Paris.

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Ce type d’évènement majeur permet au grand public de mieux appréhender le patrimoine artistique coréen et son formidable éclectisme. Se dessine alors une conscience de structuration et de redéfinition des arts décoratifs contemporains coréens dont les prémices s’amorcent dès les années 70 grâce à Choi Byung-Hoon considéré comme le père du design contemporain coréen et fondateur en 1977 de la Société pour la création des arts décoratifs et appliqués modernes. 

Byung-Hoon Choi - water meditation (DR design Boom)

A travers celle-ci est entamée une véritable refonte des arts décoratifs coréens qui, au courant des années 70, ne s’appuyait que sur la fonction pratique des objets. On assiste alors à une mise en avant de l’esthétique sans toutefois une remise en cause de la fonction. 

C’est à travers les notions de méditation bouddhiste, d’universalité, de nature que Choi Byung-Hoon nous révèle ses meubles d’artiste conçus comme des sculptures aux formes pures revisitées, réalisées avec des matériaux traditionnels coréens tels que granit, bois, ou laque, à l’instar de ses pairs ou des générations suivantes.

Utilisation qui fait la spécificité du design coréen et est en fait le fruit d’une longue tradition puisée à travers la richesse de ses artisanats ancestraux !

Un des points remarquables communs aux artisanats traditionnels coréens, que ce soit le papier, la laque, la porcelaine, le tissu, l’art du noeud, artisanats que nous aborderons plus loin est la notion de temps: ces techniques nécessitent du temps qui commence avec l’apprentissage et se retrouve dans l’élaboration de l’oeuvre à travers l’accomplissement de soi, mais que l’on retrouve également à travers les exigences du matériau et la multiplicité des étapes seules garantes d’une solidité et d’une pérennité quasi millénaire.

Tout aussi remarquable est la réintégration de cette notion de temps corollaire de l’exigence que l’on retrouve dans l’artisanat et le design contemporain. 

De l’osmose avec la nature dans la plus pure tradition taoïste aux innovations high-tech, en passant par les codes ancestraux issus des traditions confucéennes entre autres et par un unique héritage artisanal, voila une histoire d’un Design aux multiples visages qui mérite qu’on en sonde les sources. 

Jae-Hyo Lee - Wood sculpture (DR)



L’Histoire

S’intéresser au design coréen c’est aussi aborder la culture coréenne, effleurer les conséquences sociétales de philosophies, pensées, ou religions qui ont marqué de leur empreinte l’Asie en général et la Corée en particulier, que ce soit le Taoïsme, le Bouddhisme ou le Confucianisme. 
Préceptes si riches aux définitions si multiples et dont les implications sont si complexes que l’européenne que je suis ne peut les aborder qu’avec toute la prudence requise tant les religions, les morales, philosophies ou courants de pensées revêtent des codes différents en Europe et en Asie.

Confucius (551 av. J-C - 479 av. J-C)

Confucius (551 av. J-C - 479 av. J-C)


Du mythe fondateur de la Corée à la Corée du Sud high tech d’aujourd’hui, la péninsule, de par sa position géographique et donc géopolitique, a assimilé diverses influences au gré des invasions ou incursions sibériennes, mongoles, chinoises, mandchoues, japonaises, tout en construisant ses particularismes et singularités.

En intégrant ces influences, c’est aussi différentes cultures, morales, modes de vie et d’expressions, religions, pensées qui se côtoieront, s’entremêleront ou se succèderont les unes aux autres. 


La citation de Wonmin Park, un des designers les plus emblématiques de ces dix dernières années, pourrait résumer l’influence de ce qui précède sur les arts coréens contemporains: 
«Je pense que l’une des caractéristiques de la culture coréenne, c’est d’absorber la culture des autres et de se les réapproprier»

Wonmin Park, Plain Cuts, Carpenters Workshop Gallery, October 2017 (DR)


Le syncrétisme religieux qui découlera de ce terreau multiculturel et qui participera à façonner le particularisme artistique coréen, se développera en Corée jusqu’au XVe siècle avant que cette dernière ne favorise l’avènement de la pensée néo-confucéenne. Après les invasions mongoles successives qui marquèrent l’époque de Karyo (918-1392), les principes confucéens permettront d’appuyer une profonde réorganisation administrative et de remise en ordre et imprimeront durablement la société coréenne durant toute la période Joseon jusqu’à la domination japonaise qui débutera en 1910. 


Ces principes ne pouvaient que s’épanouir dans un terreau déjà emprunt d’une forte hiérarchisation et d’un modèle clanique bien établi.

Kunjong Chon circa 1904 - Kyongbokkung, Seoul. - Willard Dickerman , Cornell University Library (DR)

Kunjong Chon circa 1904 - Kyongbokkung, Seoul. - Willard Dickerman , Cornell University Library (DR)


En effet, bien avant l’avénement de ce courant, on trouvera les prémices d’une organisation sociale très hiérarchisée avec le système Kolp’um (du VIIe au Xe siècle sous la dynastie Silla) qui structurait la population en catégories dont seules les plus élevées pouvaient prétendre au trône ou tout autre hautes fonctions. Rigoureuse hiérarchie sociale qui limitait également le mode de vie: ce système dictait par exemple la taille des portes d'entrée, la forme des tuiles sur la toiture, le nombre de chevaux dont les protagonistes pouvaient être propriétaire, la typologie vestimentaire……chacun dépendant exclusivement du rang social. L’apparence devenait ainsi l’expression de son statut. 


Tableau de relation entre les grades de Kolp’um dans le royaume de Silla, des fonctions atteignables aux postes et statuts sociaux.

Tableau de relation entre les grades de Kolp’um dans le royaume de Silla, des fonctions atteignables aux postes et statuts sociaux.

Le Kolp’um, littéralement catégories d’os, sera remplacé ensuite par le Pon’gwan, système clanique dont on retrouve encore les racines bien ancrées dans la société d’aujourd’hui. 
Cette culture des apparences, expression essentielle de l’identité est peut-être une façon de comprendre pourquoi on rencontre aujourd’hui en Corée une clientèle si férue de mode. 

Durant la dynastie Joseon (1392-1897), dont Séoul sera la nouvelle capitale (nommée alors Hanyang), la société coréenne organisée donc selon les principes néoconfucianistes, définira clairement les rôles et les responsabilités correspondantes; les relations sociales formalisées sont alors strictement hiérarchisées. 

Hangyang sous la dynastie Joeson (1392-1897)

Hangyang sous la dynastie Joeson (1392-1897)

Le néo-confucianisme est si bien intégré et ses principes si strictement appliqués qu’en 1413 par exemple, le roi Taejong instituera un système de plaques d’identité divisant en cinq classes la population masculine du pays.

Tout comme la société, la famille est également hiérarchisée et les rôles de chacun de ses membres définis.

Mais cette codification qui pour stricte n’en est pas moins bienveillante, ne vient pas sans engagement et développement intellectuel qui non seulement favorisera les recherches et les découvertes médicales, agraires ou scientifiques mais également l’épanouissement culturel, artisanal et artistique.


Grâce à l’influence de l'idéal confucéen, la dynastie Joeson verra naître notamment: 
- l’alphabet coréen, le Hangul, créé par le roi Sejong (1418-1450), 
- l’âge d’or de la céramique coréenne à travers le céladon, le grès buncheong, la porcelaine blanche ou la porcelaine bleu et blanc diffusant des formes épurées à l’expression plus simple et spontanée
- mais également le développement d’artisanats ancestraux tels que le Hanji, papier coréen qui permettra l’essor de l’imprimerie et donc de la littérature, le Pojagi, art textile ou encore l’art du tissage qui bénéficieront largement au paysage artistique contemporain. 

Hohodang, cahier de Séoul (DR)

En effet, les arts appliqués et le design coréens puiseront dans cette longue tradition artisanale: que ce soit Hanji, Pojagi, tissage, laque, noeuds, porcelaine et céladon, chacun participeront à redéfinir les contours d’une esthétique où modernité et tradition se côtoient. 

Un petit tour d’horizon des artisanats les plus caractéristiques de la Corée permettra de mieux appréhender leur héritage, influence ou paternité dans l’art coréen contemporain. 

  • Le Hanji est plus qu’un artisanat: c’est un art, l’art de fabrication d’un papier réalisé à la main avec les fibres de l’écorce du mûrier. 
    L’élaboration en est si complexe, on parle de 99 étapes différentes d’où son surnom de papier cent (la dernière étape étant réalisée par l’usager), qu’il revêt des caractéristiques uniques dont les plus connues sont: résistance, solidité, longévité; 
    longévité telle que le papier peut se conserver pendant environ mille ans versus deux cents ans pour le papier européen;
    résistance telle que « Le hanji a même été utilisé pour fabriquer des armures capables de résister aux flèches ennemies du fait de sa solidité ! », comme l’atteste Heo Geena, chercheuse en chef à la Fondation coréenne pour l’artisanat et le design.
    Mais le Hanji c’est aussi un papier blanc cassé, doux, lisse au toucher, isotherme, filtrant la lumière et laissant circuler l’air, le rendant ainsi propre à autant d’usages ordinaires que surprenants, que ce soit dans les intérieurs coréens pour par exemple tapisser les murs ou les sols, que ce soit pour la calligraphie ou que ce soit encore pour l’emballage, la peinture, la gravure et même aujourd’hui la sculpture pour n’en citer que quelques-uns. 
    Le Hanji recouvre ainsi tant d’usages qu’il est incontournable dans l’appréciation de la culture coréenne. 

Fenêtre traditionnelle et Hanji (DR)

  • l’art du Pojagi, quant à lui peut être décrit comme l’art du patchwork coréen, voire l’art de la présentation tant l’utilisation en était étendue sous la dynastie Joson: il s’agit de carrés d’étoffe aux couleurs vives et lumineuses dont la taille diffère selon l’usage et qui pouvaient servir à couvrir à peu près tout: de la literie à la table, en passant par la nourriture et les objets, que ce soit pour un usage quotidien ou cérémoniel, pour une fonction utilitaire et décorative ou religieuse et symbolique, ce dans toutes les couches sociales de la société néo-confucéenne.

    Si l’usage quotidien du Pojagi décline après-guerre, cet art reste très encré dans la tradition coréenne et retrouve les faveurs des nouvelles générations.  

    L’art du Pojagi est un bon exemple de l’Interaction culturelle entre l’Asie où l’objet est peu abondant et utilisé pour plusieurs fonctions et l’Europe où il existe un objet pour chaque usage. 

Pojagi (DR)

  • Ott-chill ou l’art traditionnel coréen de la laque utilise la sève provenant des arbres à laque nommés Ott. Il est connu pour ses qualités de solidité et longévité, son unique patine lisse et brillante et l’application de la laque sur tout type de support dont papier, bois, métal.

    On y retrouve également l’utilisation des 5 couleurs coréennes traditionnelles, dont le spectre est connu sous l’appellation Obangsaek,  (Bleu, rouge, jaune, blanc ou vert, noir)

    comme expression des 5 points d’orientations (Est, Sud, Centre, Ouest, Nord) ou des 5 éléments (Bois feu,Terre, métal, eau). 

    Le long processus impliquant de nombreuses étapes telles que la difficile extraction de la sève, le traitement, l’élaboration des couleurs, l'application de plusieurs couches, le séchage, sablage, polissage, nettoyage entre autres techniques, assure une matérialité unique à l’oeuvre et des possibilités infinies d’expression et d’esthétique.


Kwangho-Lee (DesignBoom, DR)

  • Le madeup, l’art du noeud coréen. C’est durant la période des Trois Royaumes (1er siècle av.JC-VIIe siècle ap. J.C.) que les Coréens s’intéressent à la valeur esthétique des noeuds chinois. D’abord élément de luxe symbolisant l’autorité royale, le madeup sera utilisée dans toutes les couches sociales pour des usages aussi multiples que l'ornementation de vêtements ou bijoux, d'objets cérémoniels ou quotidiens, de chevaux ou d'instruments de guerre que comme talisman porte-bonheur ou encore symbolique.

    Les noeuds confectionnées sans l’aide d’outils (à l’inverse de ses voisins chinois) et avec une seule cordelette de soie (parfois deux), le madeup est encore un exemple de l’extraordinaire habileté et créativité des artistes et artisans coréens. 

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  • La céramique: une tradition vieille de plusieurs millénaires
    Bien qu’apparaissant vers 10 000 avant notre ère, c’est à partir de l’âge de fer (300 av JC) qu’est utilisé le grès, pendant la période dite des trois royaumes qui favorisera le renouvellement de la poterie coréenne et l’émergence d’un savoir-faire qui ne se démentira pas jusqu’à nos jours.

    L’utilisation du grès trouvera son apogée sous la dynastie Goryeo (918-1392) avec les technique du céladon et des motifs incrustés, utilisation qui se poursuivra jusque sous la dynastie Joeson avec la céramique Buncheong (céramique bleu-vert recouverte d’un simple engobe blanc sur lequel était peint, estampé ou incisé des décors d’une grande originalité).

    Parallèlement se développera l’usage de la porcelaine qui elle en revanche s'épanouira sous la dynastie Joeson (19392-1910), à travers la porcelaine blanche et la porcelaine dite bleu et blanc. 

    Les artistes coréens contemporains assimilent cette tradition millénaire tout en réinventant les formes pour forger de nouvelles esthétiques, expériences  voire visions. 
    On assiste alors à l’émancipation d'un design appliqué à la porcelaine dont Bae Sejin en est un admirable exemple. 

Porcelaine Blanche (DR)

Malgré les interpénétrations culturelles et commerciales entre la Corée et ses voisins, Chine et  Japon, La Corée a su préserver une spécificité qui la distingue de ses voisins et une identité unique.

Ceci est d’autant plus visible avec la céramique et la laque ou les influences ont paradoxalement été plus fortes. 


S’il fallait définir le design et l’art coréen en quelques mots:

  • Enraciné dans la tradition tout en réinterprétant les codes qui la structurent.

  • Développement de techniques ancestrales renouvelées et revisitées par des formes nouvelles et ouvertes

  • Utilisation de matériaux naturels associés à de nouvelles formes. 

  • Respect de ses ancrages mais ouverture aux innovations de son temps. 

  • Contraste entre nature et innovation technique. 

Ainsi, dans toutes les catégories artistiques, la modernité ne s’oppose pas à la tradition, de la même façon que les enfants ne s’opposent pas à leur parents, mais l’adapte en la réinterprétant; « les jeunes artistes coréens reconnaissent aujourd’hui la richesse et la singularité de leur patrimoine tout en avançant pas à pas vers un futur innovant ».



Bae Sejin



« Mon travail s’apparente aux pas d’un animal qui marche dans la neige:
quand le vent passe, les traces s’effacent mais le cheminement reste. » Bae Sejin


Belle allégorie de ce jeune artiste dont le temps est la pièce centrale de l’oeuvre.
Comme les artistes qui l’ont précédé, le temps est, pour lui, celui de l’apprentissage et de la maîtrise des techniques séculaires.
Le temps est également celui nécessaire à la réflexion et à réalisation de son oeuvre. 
Le travail de « l’enfant terrible de la céramique contemporaine » tel qu’il est surnommé par ses pairs s’inscrit pourtant pleinement dans la riche et ancienne tradition des arts coréens.

Bae Sejin (DR)

Bae Sejin (DR)

Le temps est aussi, pour lui, celui de la continuité et de la transmission, puisque Bae Sejin, malgré son jeune âge, enseigne également la céramique à la Seoul National University.

Les sculptures de Bae Sejin, composées de carrés d’argiles de même dimensions, numérotés et patiemment appliqués renvoient au geste juste et intemporel.
Ce geste qui est répété presqu’à l’infini pour être compris et maitrisé.
Il en résulte une oeuvre architecturée, vibrante et sensible, invitant à la contemplation.
Il se dégage une humilité qui inscrit naturellement son oeuvre dans l’histoire des arts coréens:

Bae Sejin, Waiting for Godot

Bae Sejin, Waiting for Godot

Nous sommes heureux d’accompagner ce cheminement depuis bientôt trois ans, cheminement marqué par deux expositions et une biennale à la galerie et ponctué par sa présence dans les musées ( National Museum of Contemporary Art, Seoul, Yingge Ceramics Museum, New Taipei City,…)  ainsi que par l’ensemble des expositions et manifestations dont il a pris part (prix Loewe, Musée des Arts décoratif à Madrid…)

Lorraine Aubert et Bruno Jansem