Le Bal des Matières: le mécénat vu par les Noailles

Vous rappelez-vous d’un temps où les rues désertes, les boutiques fermées, les virus mutants et les zombies masqués marchant lentement en file indienne n’étaient que des images de science-fiction.

Plutôt que des informations sanitaires, ne préféreriez-vous pas recevoir le carton suivant:

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« La Vicomtesse de Noailles

sera chez elle

le mercredi 19 juin.

Bal costumé, 10 heures.

11, place des États-Unis.

On est prié de ne pas venir en étoffe usuelle d’habillement.

Suggestions :

Toiles cirées, vanneries, végétaux,

plumes, cuirs, tissus d’ameublement,

papiers et cartonnages divers, etc., etc. »

Marie-Laure de Noailles, Costume de Jean-Michel Frank en peaux de poissons, 1928, Photographie par Man RayMan Ray 2015 Trust (DR)

Marie-Laure de Noailles, Costume de Jean-Michel Frank en peaux de poissons, 1928,

Photographie par Man Ray

Man Ray 2015 Trust (DR)

Nous sommes en 1929, les « Charles » reçoivent dans leur hôtel particulier à l'occasion d'un bal qui restera mémorable: Le bal des matières.

Loin de rêver aux splendeurs parfois vaines des soirées de la Café Society, les bals donnés par les Noailles sont davantage une apologie des arts qu’une représentation mondaine:

Le décor par où tout commence est pensé un an à l’avance.

Le spectacle débute avec la salle à manger d’été de l’hôtel de Noailles qui sera transformée en scène et lancera le thème des matières: un immense paravent en terre cuite, une grande table en fer battu et ardoise, des bancs gainés de cuir, des luminaires en cristaux de roche, l’ensemble orchestré et créé par le décorateur-ensemblier Jean-Michel Frank, mais aussi le bronze avec les torchères d'Henry Laurens, la pierre avec les sculptures de Jacques Lipchitz, ou encore le miroir avec le travail de Jean-Charles Moreux.

La salle à manger d'été transformée en scène éphémère, image (DR)

La salle à manger d'été transformée en scène éphémère, image (DR)

Mais également terre, marqueterie de paille, parchemin..., matériaux peu communs en 1920, anoblis par le travail des décorateurs.

Explosion de matières qui fera dire à Boris Kochno, écrivain russe proche des ballets russes, que l'hôtel particulier sera devenu le temps d’une soirée inoubliable « la hutte de sorcier africain »

Mais toute cette féérie et cette effervescence des matières n’est que prétexte au mécénat. Mécénat extraordinaire en ce qu’il balaie autant de disciplines: sculpture, peinture, décoration et lumière, musique, danse, littérature, poésie pour n’en citer que quelques-uns. 

En effet, les artistes que les Noailles soutiennent fidèlement depuis de longues années seront associés à la fête: 

Par exemple, Francis Poulenc alors jeune compositeur se verra commander en 1928, pour la soirée, un concerto chorégraphique nommé du doux nom d'Aubade

Les costumes et invités et Etienne de Beaumont costumé en lion lors de la finale de la représentation. Images (DR)

Les costumes et invités et Etienne de Beaumont costumé en lion lors de la finale de la représentation. Images (DR)

Sur le modèle des Ballets Russes, chorégraphes, peintres, illutrateurs, danseurs oeuvreront à faire des spectacles de la soirée des « oeuvres d’art totale »

La chorégraphe Bronislava Nijinska, soeur de Nijinski est en charge des ballets.

Le peintre Jean Hugo réalisera Faust Magicien, une fresque visuelle féerique peinte sur trente et une plaques de verre projetées par une lanterne magique.

Dans le désordre: Charles et Marie-Laure de Noailles (assis au centre), Lily Pastre, Etienne de Beaumont (en fakir) et Man Ray allongé, image (DR) 

Dans le désordre: Charles et Marie-Laure de Noailles (assis au centre), Lily Pastre, Etienne de Beaumont (en fakir) et Man Ray allongé, image (DR) 

Générosité sincère de ces mécènes qui ne demanderont aucune exclusivité, autre que la « Première", pour les créations que les artistes auront réalisées pour cette soirée. 

Contrairement à de nombreux événements de la Café Society à l’époque, les artistes et décorateurs ne sont pas de simple fournisseurs ou des amuseurs mais des invités à part entière.

Fidèles à leurs engagements de collectionneurs, de mécènes et d’amis des artistes, les Noailles ont toujours encouragé les rencontres, les mélanges des genres et ce sans barrière sociale.

Sous cette apparente futilité mondaine, Il s’agit d’une véritable célébration des arts, unique dans le XXe siècle.

Ou comment aider la Création en s’amusant.

Bruno Jansem