La culture et l’indispensable

Gene Mann, dérision de la ligne,  Image: © J.L.Brutsch

Gene Mann, dérision de la ligne, Image: © J.L.Brutsch

A l’heure de la fermeture des théâtres, musées, galeries, festivals, cinéma, etc...la question se pose de savoir quelle place tient la culture dans nos sociétés occidentales (seul aspect que j'aborderais ici)

Et de se demander si ce n’est justement pas durant les crises les plus profondes, qu’elles soient sociales, économiques ou sanitaires que la culture joue son rôle le plus élémentaire, voire le plus indispensable.

 Mais qu’est-ce la culture ?

 Un grand mot, un mot-clé, un mot d’ordre? certains même le considèrent aujourd’hui comme un mot vulgaire ou snob!

Ce vocable aura en effet généré nombres d'incompréhensions, débats, mystifications, et est encore source de bien de malentendus et postulats.

Pour les uns élément superfétatoire d’une société, pour les autres élevé au rang de culte; pour moi, la culture est ce qui construit la différence entre vivre et survivre.

Rembrandt Bugatti (1885-1916), modelant un âne, Zoo de Anvers (DR)

Rembrandt Bugatti (1885-1916), modelant un âne, Zoo de Anvers (DR)

Et l’étymologie du mot pourrait justifier ce supposé:

Culture vient du terme latin Cultura qui signifie culture dans le sens agricole du terme, mais également éducation, culte ou vénération. Il se rapporte ainsi plus généralement à l’activité humaine, à la notion d’élévation d’un premier stade vers un autre. 

A ce titre, je retiendrai ici le sens éthologique du terme et non pas politique dont les contraintes et intérêts contradictoires ne permettent pas une prise en compte sereine de cette réalité.  

D’ailleurs, loin de moi l’idée d'écrire un traité philosophique ou sociologique sur le sujet, mais, sans en faire l’apologie, j’aimerais aborder, plus que traiter, cette question qui m’a toujours intriguée et qui me semble aujourd’hui critique: pourquoi toujours reléguer la culture.


Et en ce sens, retournons aux fondamentaux !  et cherchons des pistes de réflexion

 Au-delà de l’acceptation sociologique du terme qui définirait la culture comme la composante des croyances, valeurs et comportements d’une société ou comme le trait distinctif et l’expression de cette même société, la culture incarne avant tout le développement des facultés humaines, qu’elles soient appliquées à la terre, à l’esprit, au corps ou par extension à la société. On cultive alors l’esprit et notre société comme on cultive le corps ou la terre.

C’est en même temps le processus et le résultat d’un passage d’un état à un autre. L’éducation, pour en revenir à l’étymologie, prend ici tout son sens.

Paul Jouve (1878-1973), Tigres s’abreuvant, 1937

Paul Jouve (1878-1973), Tigres s’abreuvant, 1937

La culture est le reflet et le témoin de ces développements et des civilisations qui en résultent. Littérature, musique, danse, arts, architecture, cinéma...représentent une part importante de ce corpus qui s’exprime dans la manière de raconter nos histoires, de nous rappeler le passé et d’imaginer l’avenir.

Tous les arts et les créations artistiques ou artisanales participent à l’élaboration de notre société et concurrent à nous élever de simple entité naturelle à l'état d'êtres humains. A appeler, voire, en particulier en cette période troublée, à rappeler notre humanité.

Pourquoi alors ce redoutable abandon de la culture de l’esprit!

Premier axe de réponse :

Parce que la culture n’est pas vitale à notre fonctionnement.

Mais j'irais plus loin : parce que la culture n'est pas vitale à notre fonctionnement immédiat.

Nicolas de Staël (1913-1955), Les Footballeurs, inv DG 76 / Dépôt, Nice, musée national du sport © Musée des beaux-arts de Dijon

Nicolas de Staël (1913-1955), Les Footballeurs, inv DG 76 / Dépôt, Nice, musée national du sport
© Musée des beaux-arts de Dijon

L’art a une fonction vitale mais n'est pas une nécessité vitale.

Pour illustrer la différence, prenons l'exemple du sport, le sport a une fonction vitale dans le sens où il nous tient en bonne santé, nous permet de rallonger notre espérance et améliore notre qualité de vie. Mais il n'est pas une nécessité vitale telle que la respiration : notre corps ne s'arrête pas de fonctionner immédiatement si on ne fait pas de sport. Pourtant cela impacte fortement et durablement la façon dont on vit.

Car la culture existe en effet au-delà du terme de suffisance ou d’auto-suffisance nous permettant ainsi de continuer à exister et de ne plus être soumis à la tyrannie des besoins.

L'analyse de Anna Harendt sur la culture met également en exergue cette notion clé de permanence et permet d'articuler un deuxième axe de réflexion autour de la profitabilité immédiate.

Parmi les choses fabriquées par l'homme, Anna Harendt dissocie en effet les produits d'usage, consommables immédiatement et donc éphémères, et les oeuvres d’art voire même artisanales qui incarnent une durabilité potentielle bien plus importante, subsistant au-delà de l'usage qu'on peut en faire. Le fait que les premiers soient produits pour répondre à nos besoins naturels, seuls les seconds intègrent la sphère culturelle en ce sens qu'ils nous distinguent de l'action obligatoire, nutritive de nos impératifs naturels.

Nam June Paik (1932-2006), TV Buddha, 1974 (DR)

Nam June Paik (1932-2006), TV Buddha, 1974 (DR)

Par extension, j'oserais un parallèle entre le bien de consommation éphémère, objet de production par excellence, avec sa capacité d'être reproductible immédiatement et donc d'être profitable, ce que n'assure pas les caractéristiques inhérents à l'oeuvre d'art, l'acte artistique ou créateur.

 Ce qui nous amène au deuxième axe de réponse : 

Parce que la culture n’est pas profitable immédiatement! 

A l’heure de l’obsolescence programmée et de la culture mis au ban de la profitabilité immédiate, l'analyse de Anna Harendt me semble ici d'une actualité saisissante. 

 Quant à l'appréhension face à la culture, certains ont érigé ce terme en un postulat élitiste pour justifier la futilité de la culture et une conception étroitement utilitaire de l'existence.

Et pourtant, si la culture nécessite un savoir pour sa compréhension, et non d'ailleurs pour son appréciation, l'accès à ce savoir n'est pas plus élitiste ou difficile qu’un cours élémentaire de géographie, d’histoire ou de science, une discipline comme une autre, en quelque sorte. 

 Pas besoin de prescience pour aborder la culture, mais seulement de conscience.

"Si l’œuvre d’art est chose du monde, elle ne vaut pourtant que dans la mesure où elle ouvre le public à un champ de possibles insoupçonnés qui renouvelle sa perception du monde. »

Alain Cambier, « Hannah Arendt : la part de l’art dans la constitution d’un monde commun d’apparence », Apparence(s) [Online], 1 | 2007

Indispensable, certainement.

Lorraine Aubert