La villa Cavrois: l’homme au centre de l’architecture
La villa Cavrois, érigée de 1929 à 1932 à Croix dans la région de Roubaix-Tourcoing, est le produit de la rencontre entre deux hommes. Deux hommes provenant d'univers bien différents mais qui auront vocation à se réunir autour de ce projet monumental: l'architecte Robert Mallet-Stevens, un des chefs de file du mouvement moderne, cofondateur et premier président de l'Union des Artistes Modernes (UAM) créé en 1929 et Paul Cavrois, père d'une famille de sept enfants et propriétaire de la société de textiles Cavrois-Mahieu détenant cinq usines de textile à Roubaix, employant 700 personnes.
Ce capitaine d'une industrie fleurissante dans le nord prospère de la France de l'entre-deux-guerres, se rend à Paris à l'Exposition des Arts Décoratifs de 1925. Le pavillon des productions textiles de Roubaix et Tourcoing jouxte les réalisations de Mallet-Stevens : le pavillon du tourisme et un square, dont les arbres cubistes, signés de l'architecte et des frères Jean et Joël Martel, marquent les esprits, pour le moins. Il est probable que cette proximité présidera la rencontre de nos deux protagonistes.
Paul Cavrois et son épouse Lucie visiteront par ailleurs la rue Mallet-Stevens pour y découvrir d'autres réalisations de l'architecte.
Ayant acquis en 1923 un terrain à Croix, en périphérie de Roubaix, environnement plus adapté à la vie de famille que la promiscuité des usines, Paul et Lucie Cavrois décident d'y faire dresser une demeure à la mesure de leur famille nombreuse. Le couple a d'abord l'idée de faire construire un manoir dans le goût néo-régionaliste alors en accord avec l'architecture du cru.
La rencontre avec Mallet-Stevens modifie la donne et le couple, pourtant ni collectionneur, ni avant-gardiste, se laisse séduire par l'approche moderne de l'architecte et lui donne par la suite carte blanche pour ériger ce que l'on nommera par la suite un « château moderne ».
L'architecte allie ici les principes modernistes de l'UAM au contexte de la commande et replace ce faisant l'homme au centre de l'équation fonction, architecture et art de vivre.
Le cahier des charges se résume en quelques maîtres mots : espace, lumière, confort, hygiène, qui synthétisent cette aventure architecturale. Ici, la fonction est au service de l'homme et non pas l'homme au service de la fonction.
De la cuisine épurée au toit-terrasse, la villa Cavrois est un des rares édifices français à l’esprit moderniste des années 30.
Manifeste pour l’air, la lumière, le confort, l’hygiène et une fonctionnalité qui préside en tout tant qu'elle sert la vision de l'ensemble, elle est le témoin d’un art de vivre tel que le concevaient les protagonistes de l’Union des artistes modernes.
Comme le souligne l'architecte qui a présidé à la restauration de la villa entre 2001 et 2014
« l'UAM est un mouvement qui vise à exploiter les nouveaux matériaux et les nouvelles techniques de production pour les adapter à une vision modernisée des arts décoratifs ».
L’universitaire Richard Klein, spécialiste de l’architecte, nous rappelle toutefois que la villa n'est pas « un manifeste opératoire. […] Elle n’est pas l’illustration d’une théorie comme la Villa Savoye de Le Corbusier (achevée en 1931). »
La place est laissée ici à l'histoire et à la configuration de la famille, à la nature des commanditaires qui permet d'humaniser le projet afin de le rendre propre à l'usage qu'en souhaite le propriétaire.
Lignes épurées, matériaux novateurs, intégration de toutes les dernières innovations techniques, façade en brique jaune qui n'est pas sans évoquer l'hôtel de ville de Hilversum aux Pays-Bas érigé de 1928 à 1931 par Willem Marinus Dudok, joints horizontaux accusés pour souligner l'horizontalité des lignes caractérisent de fait cette modernité.
Cette dernière est toutefois balancée par la prise en compte de la personnalité des commanditaires et du contexte de la commande, qui autorise une composition classique qui reflète celle du château dans la plus pure tradition du XVIIIe siècle : taille imposante avec sa façade longue de 60 mètres et une hauteur monumentale, escalier d’honneur, distribution des pièces caractéristique avec une aile consacrée aux parents, une aile consacrée aux enfants et au personnel, un vestibule, un hall, un escalier de service, parc symbolisant l'envergure de la demeure...
Mais cette configuration plus traditionnelle, loin d'être érigée en principe, ne saurait faire oublier l'ingéniosité de confort, l'hygiène édifiée en règle et l'intégration de tous les équipements modernes dont l'alliance est ici en tout point remarquable et fait de la Villa Cavrois une véritable source d'enseignements historiques.
Faisons ici un petit tour d'horizon de ces installations qui pour avant-gardistes servent tous à améliorer le quotidien des usagers :
Eau courante avec distribution d’eau chaude, d’eau froide et d’eau adoucie pour nettoyer les verres en cristal notamment,
Confort envisagé sous l’angle de l’équipement technique moderne et d'une large utilisation de l'électricité : haut-parleur TSF, téléphone et horloge intégrée aux murs dans chaque pièce, appareils à nettoyer le linge électriques, chauffage central, cave à vin à température, éclairage indirect, ascenseur,
Salles de bain dernier cri comprenant notamment l'installation de pèse-personne intégré dans le mur, douche monumentale, jets d’eau incorporés dans la douche et baignoire parentales, robinetteries et pieds de lavabo chromés assurant un entretien aisé,
Insonorisation,
Cuisine épurée et pratique donnant à la pièce un aspect clinique avec placards intégrés et monte-plat,
Mobilier en métal facile à nettoyer,
Baies vitrées,
Utilisation du métal comme élément de décor, nouveauté qui caractérise la modernité du lieu : cache-radiateur en laiton chromé, placards de la salle de jeux en aluminium brossé.
Mais la Villa Cavrois, au-delà de l'entière liberté accordée à Mallet-Stevens par le commanditaire est également l'incarnation de l'Oeuvre d’art total, si cher à l'architecte.
Ce dernier conçoit non seulement l'architecture du bâtiment, mais également le décor intérieur, le mobilier, la distribution des pièces, ainsi que l’ensemble des équipements modernes, sans oublier le parc.
Pour réussir ce projet, il se fait assister par les meilleurs artisans et ingénieurs tel que Jean Prouvé pour la ferronnerie de la cabine l'ascenseur et les cache-radiateur en aluminium ou André Salomon pour l'éclairage.
Cet art total atteint ici son paroxysme avec la prise en compte de chaque détail et de leur correspondances avec tous les autres éléments de décor. Rien n’est laissé au hasard jusqu’au cache-radiateur ou les poignées dont la hauteur est calculée en fonction de tous les autres éléments de la pièce.
De la même façon chaque pièce est réfléchie pour elle-même et en regard avec les autres: ainsi c’est le parc, visible à travers les grandes baies vitrées, qui a commandé la couleur du salon (vert) qui a indirectement commandé la couleur de la salle à manger.
Le revêtement est omniprésent dans les pièces de réception de la villa et est de nature différente dans chaque pièce, réception et privée, l’ensemble offrant une grande gamme de couleur.
Les parquets, en chêne, zingana, acajou de Cuba ou en iroko, et les sols s’harmonisent avec les murs.
Marbre jaune de Sienne pour le coin feu dans le salon, vert de Suède pour la salle à manger et les fonds d'armoire, blanc ou blanc de Carrare pour le vestibule, l'escalier d’honneur, la salle de bain parentale, ou les jardinières
Le mobilier, sur mesure, assure la même logique.
L'ameublement et la décoration sont traités en différentes essences de bois : le noyer pour le mobilier du salon, le poirier noirci pour la salle à manger, le palmier naturel pour la chambre parentale, l'acajou de Cuba pour le fumoir, le chêne, verni de couleur différente, pour les chambres, bleuté pour la chambre des jeunes filles, jauni pour celle des garçons, rougi pour celle de la gouvernante.
Enfin, dans le hall d’entrée, Mallet-Stevens reprend une technique d’éclairage de cinéma en encadrant la porte noire qui donne accès au hall- salon de deux boîtes de lumières, à l'instar de celles que Mallet-Stevens créa en 1926 pour le film Vertige de Marcel l’Herbier.
A propos des matériaux Mallet-Stevens écrira en 1934 :
« Les matériaux employés sont en général très très simples. Leur mise en oeuvre très méticuleuse en fait le luxe. »
Cette notion de simplicité est j'imagine relative mais cet extrait explicite la rigueur d'exécution exigée par l'architecte.
Nous retrouvons cette rigueur dans les espaces extérieurs en conversation avec l'intérieur de la maison et l’aménagement des terrasses.
Tous les espaces de réception et privés donnent sur le parc via des baies vitrées qui viennent cadrer les différentes vues et permettre de vivre avec le jardin.
Le parc est ordonné de manière précise avec le miroir d’eau s'allongeant dans l’axe principal de la demeure. Les allées accompagnent l'agencement et viennent rythmer l'ensemble dans une géométrie maîtrisée, une symétrie renforcée par la vision de l'ensemble depuis l'extrémité du miroir d'eau.
De là, la réflexion sur le détail devient encore plus remarquable lorsque, de nuit, le visiteur peut observer l'alignement ou l'interconnexion, à travers les baies vitrées, de tous les instruments d'éclairages.
Le toit-terrasse, cher au moderniste, Le Corbusier en tête, est aménagé en Belvédère: un espace réservé au propriétaire des lieux avec une vue imprenable sur le parc.
La tour vient rappeler le Capitaine d’industrie tel le capitaine de navire.
Même les rigueurs de l'hiver trouvent ici leur place en transformant en patinoire la partie du toit opposée au belvédère (ce que seule une visite privée sur place en 2016 me permit de découvrir!).
Mallet-Stevens prévoit même la touche finale:
« Dans le hall, dans les chambres, les maîtres de la maison disposeront un peu partout de fleurs. Des sculptures de Martel, des toiles ou des gravures de Picasso, de Marie Laurencin, de de La Fresnay et de quelques jeunes aux noms inconnus, mais au talent certain, complètent cet ensemble où l'on voit et où l'on respire ».
Une demeure 1934, Robert Mallet-Stevens
L'aspect ostentatoire, dominateur, tout en hauteur de l'édifice, ce, à une époque de crise, n'est probablement pas anodin dans l'accueil plus que controversé que réserveront les contemporains à cette architecture si novatrice mais en rupture complète avec son environnement et voisinage immédiat : villas et maisons cossus dont le goût classique seyait au milieu industriel de cette époque, un style traditionnel Normand ou néo-régionaliste.
Nommé le péril jaune en référence au parement extérieur en briques de couleur jaune, la folie Cavrois ou le bateau Cavrois, le bâtiment, ainsi que son parc, connaîtra par la suite un sort cruel. Une première fois lors de seconde guerre mondiale. Puis au décès de Lucie Cavrois en 1986.
Rachetée par un spéculateur immobilier la même année, les projets de ce dernier, prévoyant la destruction de la villa pour laisser place à un lotissement, se voient contrariés. La villa est alors laissée à l’abandon: quinze ans de vacuité qui laisse la demeure, squattée, pillée et saccagée par des récupérateurs de matériaux, dans état exsangue.
Grâce à la mobilisation d’une association de sauvegarde, la villa est rachetée par l’état en 2001 et réhabilitée. Douze ans de travaux minutieux et 23 millions d’euros plus tard, la Villa Cavroix retrouve son état d’origine de 1932 et sa flamboyance d'autrefois.
Pour conclure, laissons à nouveau la parole à Mallet-Stevens :
«Formulons un voeu. Il serait heureux que la jeunesse apprît à connaître le styles, l'histoire de l'art, l'existence des monuments du passé, à discerner les nécessités des temps présents lesquels commandent une architecture en harmonie avec eux. Et le jour où ce résultat sera acquis, l'urbanisme, la maison, le foyer familial, l'usine, le bureau seront tous différents de ce qu'ils sont. Le législateur, le médecin, l'ingénieur seront normalement les collaborateurs de l'architecte : la demeure française existera»
L'Architecture d'Aujourd'hui, novembre 1932
La villa Cavrois en quelques chiffres:
Conçue entre 1929 et 1932
3600 m² dont 2400 m2 habitable
830 m² de terrasse
60 mètres de longueur de façade
6 mètres de hauteur sous plafond
27 mètres de longueur de piscine
100 mètres de longueur pour le miroir d'eau
4 hectare de terrain
1990: classée Monument historique
2001: Acquise par l’état
12 ans de chantier
23 millions d'euros de travaux
13 juin 2015: ouverture au public
Lorraine Aubert
Nous remercions chaleureusement Monsieur Paul-Hervé Parsy, alors administrateur de la Villa Cavrois.