Siegfried Bing, du Japonisme à l’Art Nouveau, 2nde partie

Poursuivons notre découverte de Japonisme et de l’Art Nouveau à travers l’oeil unique de Siegfried Bing. Dans cette seconde partie nous aborderons son rôle dans l’avènement de l’Art Nouveau en France à travers l’ouverture de sa maison de l’Art Nouveau.

Edward Colonna , dessinateur, L'Art Nouveau Bing, éditeur,
Pendentif, vers 1900
Email vert translucide sur or ciselé; émail translucide à jour de couleur légèrement grise
Haut.: 5,5 cm, MAD, Inv.: 15280 A (DR)

L’influence du Japonisme sur les arts occidentaux sera considérable en ce qu’il imprégnera l’ensemble des métiers d’art, des Beaux-Arts comme des arts décoratifs, ou des arts appliqués si chers à Siegfried Bing: céramique, verrerie, textile, mobilier, pierre….

Kôro- Brûle-parfum, Bizen, Japon, Grès, Haut.: 25 x 28 x 32 cm MAD, inv.: 2207 (DR)

Un bel exemple de cette veine japoniste incontestable est celui que nous offre l’oeuvre de Jean-Joseph Carriès. L’artiste qui se nourrira en effet de diverses influences dont le symbolisme et le japonisme les mettra au service d’une oeuvre remarquablement audacieuse. Caractérisée par une expérimentation inédite, une stylistique innovante et un répertoire esthétique unique, cet oeuvre placera la céramique au centre de la démarche artistique, non plus entravée par la nature fonctionnelle de l’objet mais transcendée par la technicité qui, maîtrisée, libère un vocabulaire formelle puissant. L’objet dépasse alors sa fonction pour être, au-delà de l’objet décoratif, paré de tous les attributs de l’œuvre d’art.

Jean-joseph-Marie Carries, Le grenouillard
grès céramique émaillé, Haut. 30 cm

Mais cette tendance s’inscrit dans un mouvement plus large qui souhaite mettre en place des intérieurs nouveaux qui servent à l’épanouissement de l’homme, à et ce titre se défend comme un ouvrage d’art total.
L’Art Nouveau s’installe sans oublier pour autant son tribut envers les traditions visuelles japonaises.

Car si le manifeste de l’Art Nouveau est à l’instar de la Sécession ou de la libre esthétique un appel au rassemblement de tous les artistes et artisans sous une même bannière artistique et l’instauration d’une nouvelle expression artistique en réponse à l’hyper industrialisation et au conformisme, alors la collaboration initiée par Bing entre les artistes français et les artisans américains en est une manifestation bien appréciable.

Ainsi des vitraux réalisés par l’américain Louis Comfort Tiffany, dont Bing sera le distributeur exclusif en Europe de 1895 à 1897, sur les cartons de Bonnard, Vuillard, Vallotton, Sérusier, Eugène Grasset ou Toulouse-Lautrec, pour n’en citer que quelques-uns.

Les vitraux seront présentés au salon de la Société nationale des Beaux-Arts à Paris en 1895 avant d’orner les murs de la maison de l’Art Nouveau lors de l’inauguration de cette dernière le 26 décembre de la même année.

Tiffany Louis Comfort (1848-1933), Toulouse-Lautrec Henri de (1864-1901),
Au nouveau cirque, Papa Chrysanthème, 1894-1895
Vitrail, Haut.: 120 cm, musée d'Orsay, inv.: OAO338 (DR)

Celui de Toulouse-Lautrec retiendra particulièrement l’attention dont l’emplacement étudié, au-dessus de la porte d’entrée de la rue Chauchat, mettra en valeur les subtilités de la lumière se jouant des couleurs et nuances chatoyantes des vitraux.
L’importance de la contribution de Tiffany aux arts décoratifs est ici particulièrement notable.

En réponse à l’essoufflement du commerce des objets extrême-orientaux, et faisant suite à l’exemple belge dont il se sera imprégné au cours de l’année, Bing fera transformer, par l’architecte Louis Bonnier, ses locaux des 22, rue de Provence et 19, rue de Chauchat en une grande galerie qu’il inaugurera sous l’enseigne de la Maison de l’Art Nouveau.
Elle sera l’expression éclatante de ce que Bing écrira une année plus tard:
« L’Art Nouveau luttera pour éliminer le laid et le luxe prétentieux de toutes les choses de la vie, pour faire pénétrer l’affinement du goût et un charme de beauté simple jusque dans les moindres objets d’utilité ».

Théo van Rysselbergue, qui collaborera au projet, aux côtés, entres autres, de Henry van de Velde, artiste pluridisciplinaire, Georges Lemmen, Paul Signac, …. écrira à ce dernier au cours de l’été 1895:
« Bing cesse les affaires Japon-Chine. Transforme son local en salle d’exposition. Outre la grande salle du Rez-de-chaussée et des galeries, qui seront affectées à des expositions de sculpture et de peinture, il y a environ une vingtaine de petites pièces dont beaucoup très bien disposés, qui seront affectées à des essais d’ameublement et de décoration. »
Pour la petite histoire, Bing avait demandé à Victor Horta de participer au projet de revalorisation du lieu. Toutefois celui de Louis Bonnier étant déjà bien avancé, et Horta n’étant pas intéressé par le rôle de simple consultant, Paris se trouvera ainsi privé d’une réalisation du grand architecte belge.

L'entrée de la Maison de l'Art Nouveau, Paris, 1895

Si la création de la galerie, qui s’effectue dans un cadre commercial, n’a pas, à priori, de visée ou de propos politique, il n’en demeure pas moins qu’elle demeure un exceptionnel témoignage de ce décloisonnement des arts à la mesure du manifeste du mouvement qui en retiendra le nom en France.

Car en effet, si la terminologie Art Nouveau est déjà abordée en 1894 par Edmond Picard dans la revue belge « l’Art Moderne » pour qualifier la production de Henry van de Velde, c’est la maison de l’Art Nouveau qui prêtera son vocable au mouvement français.

Aux côtés de l’art du Japon que Bing ne délaissera jamais, ce sont les plus grands noms de l’art contemporain de l’époque qui, au rythme des expositions individuelles ou thématiques, orneront les salles du 22, rue de Provence, ce jusqu’à sa fermeture en 1904….. Alexandre bigot, Adrien Dalpayrat, Auguste Delaherche, Henry van de Velde, Georges de Feure, Edouard Colonna, Eugène Gaillard, Georges Lemmen, Eugène Carrière, Edouard Vuillard, Paul Signac, Henri-Edmond Cross, Théo van Rysselberghe, Edvard Munch, Fernand Khnopff, Félix Vallotton, Maurice Denis, Paul Ranson, Daum, Emile Gallé, René Lalique, Rodin, Claudel, Constantin Meunier, et tant d’autres encore.

Affiche réalisée par Felix Vallotton en 1896

La critique quant à elle sera très partagée comme toujours quand il s’agit d’imposer une idée nouvelle, et Bing essuiera quelques critiques au vitriol. Ces dernières toutefois finiront par faiblir grâce à son pavillon de l’Exposition Universelle de 1900 à Paris.
Le pavillon en effet, pinacle du succès de Bing, soutenu dans cette tâche par son chef d’atelier Léon Jallot, sera le témoin triomphant de cette nouvelle prédominance de l’Art Nouveau avec les oeuvres de Edouard Colonna, Georges de Feure et Eugène Gaillard.
L’exposition universelle de 1900 témoignera de la réforme des arts décoratifs français, particulièrement flagrant dans la céramique, stimulée, sous l’impulsion de Bing, par l’art japonais.

Le mouvement aura eu un souffle d’autant plus exceptionnel qu’il sera d’une relative courte durée, entre 10 et 15 ans.
Pourtant ses répercussions seront telles qu’il s’inscrira dans l’histoire de l’art international à la mesure de tous les courants créateurs qui ont su insuffler leur vision nouvelle et la graver dans le marbre de l’histoire humaine.

Lorraine Aubert