L'anti-Musée Idéal

Aujourd’hui nous partirons en Lozère, puis à Berne, à Paris, en villégiature dans les Hamptons et enfin à Lausanne à la recherche du « Musée Idéal » en compagnie de Jean Dubuffet et des création de l’Art Brut.

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Le travail de découverte et de collecte de Jean Dubuffet débute en 1945 à l'hôpital psychiatrique de Saint-Alban-sur-Limagnole, en Lozère  :

L’hôpital de Saint-Alban, haut-lieu de la psychiatrie asilaire est dirigé par une équipe qui révolutionne cette discipline. Dans cette équipe, les psychiatres François Tosquelles et Lucien Bonnafé, tous deux proches des surréalistes, sont familiers des rapports posés par ces derniers entre la création et la folie et surtout très sensibles aux ouvrages de leur patients.

Paul Eluard réfugié en 1943 à Saint-Alban contribue ensuite à faire connaitre les lieux. 

Jean Dubuffet commence ses recherches avec les créations de Auguste Forestier, alors patient à Saint-Alban.

Ces recherches le mènent ensuite en Suisse où, accompagné de Jean Paulhan et de Le Corbusier, il visite les réseaux psychiatriques et carcéraux de Berne.  Il y découvre les travaux de Anton Muller et Adolf Wölfli. Ses pas le mènent également à Gimel, à la découverte des oeuvres de Aloise Corbaz....

La suite fait partie de l'Histoire.

Ce corpus d'oeuvres collecté, d'abord appelé "Art Obscur", sera finalement nommé "Art Brut".

Se pose ensuite la question de quoi faire avec ce corpus: Il s'agit d'abord de "faire connaître en dehors cette activité intense autant qu'insoupçonnée".

Couverture du catalogue/manifeste de l’exposition organisée en 1949 à la galerie Drouin par la Compagnie de l’Art Brut - Paris - Galerie René Drouin - 1949

Couverture du catalogue/manifeste de l’exposition organisée en 1949 à la galerie Drouin par la Compagnie de l’Art Brut - Paris - Galerie René Drouin - 1949

Dubuffet fonde Le Foyer de l'Art Brut en 1947 dans les sous-sol de la Galerie Drouin à Paris où est organisée, la même année, la première exposition intitulée "Barbus Müller".

On y découvre ces sculptures en basalte dont personne ne connait l'auteur, ni Dubuffet qui les nomme vraisemblablement ainsi car certaines arbore une barbe et qu'elles sont alors collectionnées par Josef Müller. C'est la première d'une longue série d'expositions.

L'identité de l'auteur ne sera dévoilée qu'en 2020 à l'occasion de l'exposition "Qui sont les Barbus-Müller" qui se tiendra au Musée Barbier-Mueller, à Genève.

Les oeuvres ne sont pas assorties de cartels ou d'explications, l'artiste lorsqu'il est mentionné, l'est sous un pseudonyme afin de respecter la confidentialité du patient.

En 1948, premier déménagement de la collection qui se nomme maintenant  "Compagnie de l'Art Brut".

Les activités sont désormais exercées dans un bâtiment mis à disposition par les éditions Gallimard à Paris. 

Il s'agit de montrer les oeuvres pour elles-mêmes, dans une "gracieuse pénombre qui sied aux oeuvres et les préserve de la grossièreté indiscrète des badauds et des journalistes".

La compagnie fonctionne comme un club d'initiés qui accueille – sur rendez vous – des artistes (Henri Michaux,  Joan Miro), des ethnologues (Claude Lévi-Strauss notamment), des écrivains ou autres initiés.  

En 1951, Dubuffet, mécontent de la dynamique ainsi que du faible intérêt que rencontre la Compagnie, décide de la dissoudre.

Les institutions françaises font par ailleurs montre d'un enthousiasme fort limité, qui sera, entre autres raisons, à l'origine du deuxième déménagement de la collection.

Le corpus d'oeuvres est désormais plus important, la phase d'exploration et de découverte, bien que jamais véritablement terminée, s'ouvre sur d'autres projets. 

Pour Dubuffet, il s'agit de penser à la conservation de ce corpus dans un lieu pérenne.

Alfonso Ossorio chez lui dans la salle de musique de sa propriété des Hamptons (NY)aux murs des oeuvres de Ossorio, Clyfford Still et Dubuffet.Photographie: Hans Namuth (c) Hans Namuth Estate (DR)

Alfonso Ossorio chez lui dans la salle de musique de sa propriété des Hamptons (NY)

aux murs des oeuvres de Ossorio, Clyfford Still et Dubuffet.

Photographie: Hans Namuth (c) Hans Namuth Estate (DR)

Le peintre Alfonso Ossorio, ami de Dubuffet, lui propose alors de mettre à disposition de la collection une de ses propriété.

C'est pour Dubuffet une réelle opportunité qu'il accepte avec empressement: la collection s'installe en 1951 dans la villa d'Ossorio située dans les Hamptons, dans l'Etat de New York.

Les créations de la Compagnie se retrouvent désormais dans une luxueuse propriété, partageant les cimaises et les murs blancs avec des oeuvres de Willem de Kooning, Jackson Pollok et.... Jean Dubuffet!!

Que de chemins parcourus depuis les hôpitaux de Saint-Alban-sur-Limagnole ou de Berne  !.

La collection ne rencontre à nouveau qu'un faible intérêt, ce qui est paradoxal lorsque l'on sait l'engouement que connaîtra quelques décennies plus tard, aux Etats-Unis, le Folk Art, l'Outsider Art et par la suite l'Art Brut.

Encore une fois déçu, Dubuffet décide de rapatrier la collection à Paris, dans un Hôtel particulier rue de Sèvres qu'il acquiert dans ce but. 

Le nouvel espace est selon Dubuffet "un Laboratoire d'étude et de recherches":

L'accrochage y est toujours très «chargé», l'éclairage forcé et les murs blancs, comme dans la propriété de Ossorio.

Tel un bureau d'étude ou un centre de recherche, les étagères sont remplies de classeurs, les bureaux et le matériel côtoient les oeuvres toujours installées sans autres explications.

Il ne s'agit surtout pas d'organiser un musée accessible au public:

"Je n’ai pas l’intention de permettre un accès public à ce site, ni d’organiser des expositions, mais au contraire de le garder fermé et strictement privé."

Pour se voir accorder un droit de visite, il faut prendre rendez-vous et motiver ce rendez-vous !!!

Joli paradoxe que celui de vouloir un succès inversement proportionnel aux nombres de visites autorisés. Dubuffet n'est pas à un paradoxe près, mais c'est sans doute grâce à cette pensée que l'artisan de la collection peut si bien appréhender les aspects polymorphes de cette création. 

Slavlo Kopac, Michel Thevoz, Jean Dubuffet, 1976Photo: Jean-Jacques Laesar, Archives de la Collection de l'Art Brut, Lausanne (DR)

Slavlo Kopac, Michel Thevoz, Jean Dubuffet, 1976

Photo: Jean-Jacques Laesar, Archives de la Collection de l'Art Brut, Lausanne (DR)

En 1971, Jean Dubuffet énonce sa volonté de faire don de la collection de l'Art Brut.

Toutefois, le 15 septembre de la même année, ce dernier annonce que la collection sera cédée à la ville de Lausanne. 

Le motif ?:

Le refus du conseil municipal de Paris d'accorder le statut d'utilité publique au Musée d'Art Brut dont Dubuffet forme le projet pour héberger sa collection. C'est du moins ce que retient l'histoire. Mais la réalité est bien plus nuancée. 

Une des raisons majeures de ce qui sera le dernier déménagement de la collection est lié, en fait, pour Dubuffet, à la recherche de l’"anti-musée idéal", propice à sa vision et à sa mission:  le prolongement de l'action de collecte, de découverte et d’étude de cette collection.

Il est par ailleurs également temps pour lui de réfléchir à une conservation différente de la collection, à sa sauvegarde et à son accessibilité dans le temps en utilisant les "moyens et techniques muséaux."

C'est le point culminant d'une réflexion ambivalente sur l'institutionnalisation de l'art Brut que cet homme a du mener tout au long de son travail:

Lui qui après avoir refusé la culture occidentale, les critiques et les écoles d'Art, va finalement faire l'effort d'accorder un statut artistique aux créations de l'art Brut.

Il s'agit alors de comprendre quelle structure «muséale» il souhaite imaginer pour l'Art Brut: structure qui répondrait aux paradoxes de la collection et ne serait pas une "morgue d'embaumement".

"Mettre l’Art Brut en musée, le gratifier de surcroît des derniers raffinements techniques de conservation et de sécurité, c’était une incongruité, certes, un peu comme d’introduire un clochard dans un palace, mais une incongruité provocatrice qui, bien loin de “récupérer” l’Art Brut, revenait à mettre le musée en crise"  Michel Thévoz

Intérieur de La Collection de l'Art Brut à Lausanne 2014 (en) CC

Intérieur de La Collection de l'Art Brut à Lausanne 2014 (en) CC

Et c'est en effet à Lausanne que Dubuffet trouvera ses solutions, dans le Château de Beaulieu, ainsi que dans la personne de Michel Thevoz, premier conservateur historique de la collection  :

Le lieu est à l'opposé du "musée-vedette", les murs sont noirs, l'accrochage, sans artifice, est chargé et plonge le visiteur dans la découverte et la contemplation sans se voir imposer une quelconque hiérarchie entre les créations.

Les notices et textes ne sont pas rédigés par des historiens d'Art. Ce sont des éléments biographiques et des comptes-rendus d'investigations réalisés auprès des artistes et de leurs proches afin de contextualiser la création et son auteur.

Finalement ce déplacement à Lausanne permettra à Dubuffet et à Michel Thevoz de forcer le regard du public sur la collection selon leurs termes mais sur le terrain de la culture "officielle".

Bruno Jansem